VII
UNE BORDÉE

Le lendemain à midi, tous les bâtiments voguaient lentement bâbord amures, vent pratiquement de travers, vergues brassées de manière à en obtenir le meilleur rendement. Peu après les premières lueurs, ils avaient de nouveau changé de cap et se dirigeaient maintenant est-nordet, littéralement piqués à leur image réverbérée dans l’eau par un soleil qui faisait du moindre effort un enfer. L’air était une vraie fournaise et le vent lui-même, qui soufflait toujours du noroît, n’apportait ni fraîcheur ni soulagement. Au lieu de cela, il fouaillait les visages et les corps des marins comme un sable brûlant.

Bolitho écarta sa chemise de sa poitrine et se réfugia à l’ombre des filets de branle. Keverne et Partridge en avaient fini de consulter leurs sextants et commençaient à comparer leurs observations. Plusieurs des aspirants en faisaient autant, encore que, contrairement à leurs supérieurs, ils ne fussent guère partie prenante dans la solennité de ce rite.

Plus haut, sur la poupe, à l’abri d’une petite banne, la silhouette massive de Draffen arpentait le pont de gauche à droite et de haut en bas. Ses chaussures claquaient sur le plancher surchauffé.

Keverne s’approcha de Bolitho et lui dit d’un ton las :

— Cela confirme votre estime, monsieur.

Tout comme les autres officiers, il s’était débarrassé de sa vareuse et de sa coiffure. Sa chemise lui collait au corps comme une seconde peau. Il avait l’air trop épuisé pour manifester surprise ou satisfaction à voir le résultat de ses observations.

La nuit s’était passée sans histoires, l’escadre avait navigué sans encombre, et les bâtiments n’avaient eu aucun mal à tenir leurs postes. Broughton était monté sur le pont dès l’aube, chose si inhabituelle que Bolitho en avait eu la puce à l’oreille : la journée serait décisive.

Tandis que les pavillons montaient aux drisses pour signaler la nouvelle route et que débutaient les préparatifs du déjeuner et du poste de lavage, Broughton avait laissé tomber d’un ton amer :

— Il paraît qu’un des « amis » de Sir Hugo, d’ici au dîner, doit prendre contact avec nous. Par Dieu, je déteste avoir à faire confiance à l’un de ces fichus amateurs !

Il ne précisa pas s’il parlait de Draffen ou de son agent ; il avait l’air si morose que Bolitho jugea préférable de ne pas poser de question, même en y mettant les formes requises.

L’optimisme de Draffen s’était visiblement émoussé au fur et à mesure que s’écoulait la matinée. Chaque fois qu’un membre de l’équipage poussait un cri, il s’arrêtait net dans sa promenade et restait immobile jusqu’à ce qu’il eût compris que cela ne signifiait rien de précis.

— Eh bien, monsieur Keverne, fit Bolitho, nous ne pouvons rien faire pour le moment.

Deux heures plus tôt, la vigie du grand mât avait hélé le pont. Et, comme chacun levait les yeux vers son minuscule perchoir mouvant, deux cents pieds au-dessus des têtes, elle avait signalé la terre.

Malgré sa répugnance pour ce genre d’escalade, Bolitho s’était forcé à grimper aux enfléchures qui vibraient, en tête de mât. Il alla rejoindre le marin là-haut.

Les jambes serrées autour du croisillon, il avait dû se contraindre à ne pas regarder le pont, très loin sous lui, et s’était concentré sur l’opération consistant à ouvrir sa lunette. Pendant tout ce temps, la vigie sifflotait entre ses dents, sans même se donner la peine de se retenir à quoi que ce fût.

Le spectacle vous récompensait amplement de l’angoisse et de la difficulté. Là-bas, loin dans le sud, courait une longue chaîne de montagnes, irrégulière, d’un bleu de glacier dans la lumière brutale du soleil. Elle était coupée de la terre par la brume de mer et possédait une étrange beauté. La côte africaine. Les montagnes, selon son estimation, devaient se trouver à près de trente milles. Elles semblaient inaccessibles, presque irréelles.

Pour l’instant, on ne voyait plus la terre. De chaque bord, la mer dansait et brillait de millions d’étincelles réverbérées. En conséquence, les marins qui travaillaient dans les hauts ou le long des vergues devaient se déplacer précautionneusement, étant trop éblouis.

Les autres bâtiments avaient augmenté l’intervalle et toute la ligne s’était étirée, si bien que la Tanaïs se trouvait maintenant deux milles devant l’Euryale.

Broughton avait fini par admettre que, si le petit bâtiment qui portait l’agent de Draffen avait besoin de les voir, il était plus prudent d’allonger la formation. Et s’ils devaient être vus par des yeux moins amicaux, il n’était pas mauvais non plus de faire apparaître l’escadre comme la plus importante possible.

Loin sous le vent, les huniers de la corvette brillaient tel de l’acier bruni, tandis qu’elle furetait hardiment, comme un terrier qui a flairé un lapin.

Il n’y avait toujours pas trace de la Coquette, et ils risquaient fort de ne pas la voir de longtemps. Elle pouvait très bien être occupée à enquêter sur quelque voile loin derrière l’escadre. Elle pouvait aussi bien se trouver en fâcheuse posture face à l’ennemi.

Calvert fit son apparition sur la dunette, le front soucieux, l’air accablé par l’éclat du soleil.

— Sir Lucius vous fait ses compliments, monsieur. Il vous demande de le rejoindre dans sa chambre de jour.

Bolitho jeta un regard à Keverne, qui fit la moue et déclara :

— Peut-être y a-t-il du changement dans les plans, monsieur ?

Bolitho suivit Calvert qui se dépêchait de redescendre. Il se demandait si Keverne ne manifestait pas quelque ressentiment à être aussi peu tenu au courant. Tout comme lui-même. En entrant dans la chambre, il mit plusieurs secondes à habituer ses yeux à la pénombre. Il faisait presque froid après la chaleur qui régnait sur la dunette.

Draffen était assis près du bureau, alors que Bolitho ne l’avait pas vu quitter le pont.

— Amiral ?

Il vit Broughton debout près d’une fenêtre ouverte. Des reflets de lumière jouaient dans ses cheveux châtains. Loin sur l’arrière, le Valeureux tenait strictement son poste, ce qui le faisait ressembler à une maquette réalisée avec minutie qui aurait été posée sur l’épaulette de l’amiral.

— Je vous ai demandé de venir, déclara Broughton, afin d’expliquer à Sir Hugo la nécessité de garder la Sans-Repos avec nous et à portée de signal – il souffla profondément. Eh bien ?

Bolitho mit les mains clans son clos. En présence de l’amiral et de Draffen, tous deux impeccables comme d’habitude, il se sentait mal mis, sale. La tension entre les deux hommes était palpable et il jugea qu’ils avaient dû avoir une discussion animée avant son arrivée.

Draffen prit la parole comme si de rien n’était :

— Je dois retrouver mon agent, capitaine. La corvette est suffisamment rapide et petite pour ce faire – il haussa les épaules. Je ne peux pas être plus franc, n’est-ce pas ?

Bolitho se raidit. Ils essayaient tous deux de le mettre dans leur camp et usaient de leur opinion pour faire de lui un allié. Jamais jusqu’ici Broughton ne lui avait demandé son avis en matière de stratégie. Et, si Draffen s’était montré très confiant après leur première rencontre, il ne lui avait jamais dévoilé qu’une faible partie de ses intentions.

— Puis-je vous demander, sir Hugo, quel est le type de bâtiment que nous attendons ?

Draffen changea de position sur son siège.

— Oh, quelque chose de tout petit, un marchand arabe ou je ne sais quoi de ce genre.

Il restait assez vague, pour ne pas dire évasif.

Bolitho insista :

— Et si nous le manquons, que se passera-t-il ?

L’amiral arriva de sa fenêtre et déclara sèchement :

— Je suis supposé laisser cette escadre faire des allées et venues pendant une semaine de plus ! – il jeta un regard à Draffen. Une semaine à éviter le combat, une semaine d’incessants changements de route.

— Je sais tout cela, sir Lucius – Draffen n’avait pas bougé. Mais cette affaire exige énormément de tact et beaucoup de précautions… – il durcit le ton – … tout autant que le soin apporté à la manœuvre judicieuse de vos bâtiments.

Bolitho s’avança.

— Je comprends votre souci, sir Hugo.

Il avait parfaitement conscience de se retrouver coincé entre deux hommes aussi puissants que déterminés. En dehors de la marine, il n’avait eu que peu de contacts avec des gens de cette sorte et s’en voulait de ne pas les comprendre, de ne pas saisir leur vocabulaire, si différent du sien.

— Dans notre petite escadre, nous avons quelque trois mille hommes et officiers à nourrir chaque jour que nous sommes à la mer. Et je ne parle pas des deux galiotes. Sous ce climat, l’eau douce va devenir un réel problème. A moins que nous n’ayons accès à une source de ravitaillement, il nous faudra rentrer à Gibraltar sans avoir rempli notre mission.

Draffen hocha la tête.

— Je suis désolé, capitaine, vous avez raison. Un terrien a toujours tendance à croire qu’un bateau n’est qu’un bateau et à oublier les hommes, des bouches à nourrir, tout comme ceux qui, plus chanceux, sont restés à terre.

Broughton le regardait avec des yeux ronds :

— Mais c’est exactement ce que je viens de vous dire !

— Il ne s’agit pas de ce que vous m’avez dit, sir Lucius, mais de votre manière de le dire !

Il se leva, les regarda tour à tour.

— Cependant, je dois vous demander de signaler à la Sans-Repos de ne pas s’éloigner du vaisseau amiral. Votre pilote m’a assuré que le vent restera stable pendant un bout de temps – il regarda Bolitho : C’est aussi votre avis, j’imagine ?

Bolitho acquiesça :

— Cela paraît probable, monsieur, mais on n’est jamais sûr de rien.

— Il faudra s’en contenter. Je vais passer à bord de la corvette et me rapprocher de la côte. Si je ne parviens pas à établir le contact avec mon agent d’ici le crépuscule, je rallierai l’escadre.

Broughton se frottait le menton du dos de la main.

— Et dans ce cas, nous poursuivrons vers Djafou comme prévu ?

Draffen hésita un peu avant de répondre :

— Je pense que oui.

L’amiral esquissa un sourire.

— Faisons ainsi – il claqua des doigts pour appeler Calvert qui était resté du côté le plus éloigné de la chambre : Signalez à la Sans-Repos de rallier immédiatement.

Puis il se mit sans prévenir à arpenter la toile à damiers qui couvrait le pont.

— Vous ferez également un signal au Valeureux.

Bolitho jeta un coup d’œil à l’aide de camp qui prenait furieusement des notes dans son calepin. Pourvu qu’il n’écrivît pas trop de bêtises !

— Euh, le Valeureux prendra le commandement de l’escadre en gardant la même route. L’Euryale ira établir le contact avec la Sans-Repos – il lança un bref sourire à Draffen. Cela nous fera gagner du temps et vous donnera quelques heures de… de recherche en plus.

Et se retournant vers Calvert :

— Eh bien, par le diable, qu’attendez-vous ? Allez envoyer ces signaux immédiatement !

Lorsque la porte se fut refermée derrière lui, il ajouta :

— Quel imbécile ! Il serait parfait à faire le joli cœur dans Saint-James, mais il m’est aussi utile qu’un tailleur aveugle !

Draffen se leva pour se diriger vers sa chambre qui se trouvait en face de celle, plus vaste, de l’amiral.

— Je vais me changer avant de partir – il regardait Broughton, très calmement. Je ne voudrais pas me faire placer dans la même catégorie que Calvert par le commandant de cette corvette.

Broughton attendit qu’il fût parti pour s’emporter :

— Mon Dieu, je sens que ma patience s’épuise.

— Je monte m’occuper du changement de route, amiral.

— Oui – Broughton le regardait, l’air assez distant. Je ne serai heureux que lorsque nous serons à Djafou.

Bolitho se hâta vers la dunette, où la chaleur lui tomba dessus comme une pluie de charbons ardents.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil à la flamme puis au compas, il ordonna :

— Rappelez l’équipage, monsieur Keverne. Nous allons virer de bord, vous enverrez ensuite les perroquets.

Les vrilles des sifflets retentirent aussitôt, les hommes se ruèrent dans un grondement de pieds nus pour surgir en plein soleil, ne s’arrêtant qu’un instant pour essayer de comprendre la cause de toute cette excitation.

Sur l’arrière, le Valeureux envoyait déjà de la toile. L’aperçu au signal de Broughton redescendait, la misaine se gonflait dans le vent. Cet ordre allait plaire à son capitaine, se dit Bolitho. Furneaux n’avait jamais trop aimé ce poste à l’arrière de la ligne, l’ordre qu’il venait de recevoir montrerait aux autres la place qu’il occupait dans l’estime de Broughton.

Il les oublia en entendant l’aspirant Tothill crier :

— La Sans-Repos a fait l’aperçu, monsieur !

Et il observait, l’air désespéré, Calvert qui lui tournait le dos, plongé dans le livre des signaux comme si c’était de l’arabe.

— Très bien, monsieur Partridge, lui dit Bolitho en souriant, nous allons voir s’il aime jouer avec le vent.

Les hommes s’étaient rassemblés sous les passavants et au pied des mâts.

— Allons-y, monsieur Keverne.

— Du monde aux bras !

Partridge baissa la main, les timoniers se jetèrent sur les manetons et commencèrent à tourner la roue.

— A hisser !

La voix de Keverne était métallique, comme irréelle dans son porte-voix.

— Allez, hissez-moi ça, bande de vieilles bourriques !

Craquant, protestant, les grandes vergues commencèrent à pivoter et la coque plongea plus lourdement dans la houle lorsqu’ils quittèrent la ligne. En haut, les voiles faseyèrent un instant dans la plus grande confusion. Bolitho entendait les maîtres gabiers houspiller leurs hommes dans un concert de menaces et de jurons. Les perroquets dérabantés se détachaient de leurs vergues en fouettant, avant de se tendre en rectangles nets et sombres dès que la toile eut pris le vent. Ils tiraient sur les poulies et sur le gréement, tentaient de s’emparer d’un gabier distrait pour le faire tomber de son perchoir jusque sur le pont.

— Venez au sud-sudet !

Campé sur ses jambes, Bolitho sentait le pont vibrer sous ses pieds. Les voiles poussaient le bâtiment en avant puis en pente dans de grands creux. Les embruns jaillissaient joyeusement au-dessus de la figure de proue avant d’éclater parmi les hommes occupés aux écoutes des voiles hautes. Dans un tambourinement de pieds nus, les hommes couraient de partout sur le pont et attendaient les ordres.

Pratiquement vent arrière, ils taillaient rapidement la route. Le pont oscillait largement bord sur bord au lieu de rester appuyé à la gîte comme au près.

Bolitho leva les yeux en se demandant à quoi ils pouvaient ressembler, vus de la Sans-Repos. La corvette peinait contre le vent et le changement d’avis de Broughton lui avait épargné, ainsi qu’aux autres, beaucoup de peine. Bolitho savait que Broughton en avait probablement décidé ainsi pour de tout autres raisons, et qu’il avait tout simplement essayé de se débarrasser de Draffen, même temporairement.

Mais enfin, pour quelques instants, il pouvait savourer son bonheur. L’Euryale se comportait magnifiquement et il évoqua même un instant l’idée de faire établir les cacatois par Keverne. Cependant cet étage supplémentaire de toile risquait tout simplement de les rendre visibles à quelque ennemi dissimulé derrière l’horizon.

Il se retourna en entendant Draffen arriver.

— Vous vouliez le voir naviguer, monsieur ?

Draffen observait attentivement les haubans tendus, vibrants, les voiles gonflées à bloc. Il jouissait de tout ce qu’il voyait, même s’il n’en comprenait pas toutes les finesses.

— Quel seigneur, Bolitho ! Voilà qui vous paye de tous vos ennuis.

Bolitho remarqua qu’il portait une vareuse vert clair et un pantalon flottant. Il aperçut aussi sous la veste un éclat de métal. Draffen était visiblement habitué à porter un pistolet, et semblait tout à fait capable de s’occuper lui-même de sa personne.

Il s’abrita les yeux pour observer la Sans-Repos, essayant de comprendre ce que faisait la corvette qui était maintenant vent de travers, voiles faseyantes. Elle partit presque à culer avant de reprendre le vent sous sa nouvelle amure.

Bolitho passa à tribord pour observer l’escadre. La soudaine accélération de l’Euryale les avait pour ainsi dire rassemblés en une sorte de fouillis informe qui donnait à l’ensemble l’aspect de quelque horrible monstre. Il appela son second :

— Monsieur Keverne, nous réduirons la toile d’ici à trente minutes. La Sans-Repos peut rester sous notre vent le temps que Sir Hugo passe à son bord.

Plus tard, l’Euryale mit en panne. Sa coque roulait lourdement dans la longue houle, ses voiles battaient dans un bruit de tonnerre. Broughton monta sur le pont pour assister au départ de Draffen, qui allait embarquer dans le doris de la corvette.

— Bonne chose de faite, lança-t-il, l’air assez content.

Bolitho vit Draffen se retourner pour lui faire un grand signe en montant à bord de la corvette.

— Je souhaiterais mettre cap au nordet, amiral. Cela nous fera gagner du temps lorsque nous irons rejoindre l’escadre.

Broughton attendit pour se détourner de la corvette que ses huniers fussent pleins et qu’elle eût commencé à s’éloigner de son énorme conserve.

— Très bien, répondit-il en le regardant fixement, je suppose que vous ne supportez pas l’idée de reprendre votre place dans la ligne si vite après cette brève escapade ?

Il se mit à sourire :

— Du moins cela ne fera-t-il pas de mal à Furneaux d’exercer son pouvoir un peu plus longtemps.

Bolitho se dirigea vers Keverne qui observait toujours la corvette.

— Nous allons venir au nordet, monsieur Keverne, bâbord amures. Rappelez donc l’équipage, après quoi ils auront leur repas. J’imagine que toutes ces activités auront mis les hommes en appétit…

C’est alors qu’il aperçut, à moitié sorti de la grande écoutille, le coq, un géant barbu extrêmement laid à qui manquait un œil.

— … Encore que j’aime mieux ne pas penser à ce qu’il met parfois dans les plats.

Et il retourna au vent. Une fois encore, les marins fourmillaient dans les enfléchures puis sur les marchepieds. Broughton l’avait percé à jour plus qu’il ne croyait. Indépendance et initiative, lui avait dit un jour son père, sont les deux biens les plus précieux d’un capitaine. Maintenant qu’il commandait un vaisseau amiral et qu’il était soumis aux dures contraintes d’une escadre, il comprenait trop bien ce qu’il avait voulu dire.

Il repensa soudain à la demeure de Falmouth, aux deux portraits accrochés face à la fenêtre. Et il fut bouleversé de voir qu’il pouvait y penser sans douleur ni amertume. C’était comme s’il y avait quelqu’un là-bas, qui attendait son retour.

Keverne revint le voir, le visage impassible.

— Cet après-midi, monsieur, nous avons deux séances de punition.

— Quoi ? fit Bolitho en le regardant avant d’acquiescer : Très bien.

Ce moment de paix était terminé. Et se dirigeant vers la lisse de dunette, il pria le ciel de lui en accorder d’autres.

 

A six heures du soir ce même jour, Bolitho était assis à son bureau et regardait ce qui se passait par les fenêtres de poupe, l’esprit occupé par les affaires du bord. Trute, le garçon, posa un pot de café près de lui et s’en fut sans dire un mot. Il avait fini par s’habituer à l’étrange humeur du capitaine, à son besoin d’être seul, fût-ce pour se verser lui-même du café. C’était comme son désir d’avoir son bureau tourné vers l’arrière ou d’y prendre son souper au lieu de se faire servir à la belle table de la chambre adjacente. Trute, qui avait servi trois capitaines, n’avait encore jamais rien vu de pareil. Les autres exigeaient d’être obéis au doigt et à l’œil, à toute heure du jour ou de la nuit. Ils se montraient extrêmement durs lorsque quelque chose leur avait déplu. Trute avait fini par penser que, bien qu’il trouvât en Bolitho un maître qui le considérait et se comportait honnêtement, il s’était senti plus à l’aise avec les autres. Au moins, avec eux, on savait la plupart du temps ce qu’ils pensaient.

Bolitho avala une gorgée de café bouillant. Quand cela allait-il devenir un luxe, parmi tant d’autres produits ? Il n’y avait jamais moyen d’avoir l’esprit tranquille avec ces questions de vivres et d’eau douce à bord, lorsqu’il fallait sans cesse se demander quelle était la marge de sécurité.

Il entendit les coups que l’on piquait à la cloche, des bruits de pas plus bas. Sans doute un officier marinier surpris à somnoler et qui s’activait avant la fin du dernier quart de jour.

Bolitho avait eu un après-midi particulièrement chargé. Soulagé des soucis de l’escadre, il avait décidé de se consacrer aux affaires du bord ; aussi avait-il été assailli par une procession ininterrompue, tant on avait besoin de le voir.

Grubb, le charpentier, homme grisonnant, pessimiste invétéré qui traquait en permanence l’ennemi numéro un de tous les bâtiments : la pourriture. Ce n’était pas que, lors de son excursion journalière, où il fouinait comme une taupe dans les fonds qui n’avaient jamais vu ni ne verraient jamais d’autre lumière que la lueur du fanal, il en eût découvert la moindre trace. Il voulait simplement s’assurer, semblait-il, que Bolitho était bien conscient de tous les efforts qu’il déployait pour son compte. Et cela prenait du temps.

Il avait ensuite accordé plusieurs minutes à Clode, le tonnelier, suite aux plaintes du commis concernant plusieurs barils d’eau douce. Cela dit, Nathan Buddle, ledit commis, se plaignait en permanence de tout et de rien, pourvu que la plainte ne touchât pas son propre service. C’était un homme chétif, couleur muraille, à la peau toute parcheminée, qui avait toujours l’air d’un animal traqué. Bolitho le soupçonnait de cacher des choses sans rapport avec l’état des barils. Pour être franc, il n’avait jamais rien trouvé de répréhensible dans les comptes quotidiens de Buddle. Pourtant, comme tous les gens de cette espèce, il fallait le surveiller de près.

Enfin, ainsi que Keverne lui en avait rendu compte plus tôt, deux hommes devaient subir leur punition à l’arrière, sous le regard, comme toujours, de tous ceux qui n’avaient rien de mieux à faire.

Bolitho avait beau savoir que l’on ne pouvait y couper, il n’en détestait pas moins ce genre de spectacle. On n’en voyait pas le bout : les caillebotis à gréer, les coupables arrimés serré, sa propre voix lisant les articles du Code de justice maritime par-dessus le fracas du vent et des voiles… Quant à la punition en tant que telle, elle ne suscitait jamais dans l’assistance qu’un intérêt parcimonieux.

Le premier puni, condamné à recevoir douze coups, avait été pris en flagrant délit de vol au détriment d’un camarade. Tout le monde devait penser qu’il ne s’en tirait pas si mal, si l’on songeait au châtiment que lui réservaient ses compagnons et que seul avait détourné de lui l’intervention fort opportune du caporal d’armes. Bolitho avait entendu parler de cas où semblables vols avaient valu à leur auteur d’être passé nuitamment par-dessus bord, quand il ne se retrouvait pas amputé de la main qui lui avait servi à commettre son forfait.

Le second coupable avait écopé de vingt-quatre coups pour négligence en service et insolence. Les deux motifs avaient été inscrits par Sawle, le benjamin des lieutenants du bord. Dans cette affaire, Bolitho ne se sentait pas exempt de tout reproche. Il avait promu Sawle six mois plus tôt mais si, lors de la maladie de l’amiral Thelwall, les affaires de l’escadre ne lui avaient pas mangé tout son temps, oui, il le savait à présent, il y aurait regardé à deux fois. Sawle avait manifesté les qualités d’un bon officier, mais en surface seulement. Agé de dix-huit ans, il avait l’air maussade et Bolitho avait demandé à Keverne de s’assurer que sa tendance à s’en prendre à ses subordonnés ne dépassait pas les limites du tolérable. Keverne avait peut-être fait de son mieux, à moins qu’à ses yeux Sawle ne pût bien se comporter comme il l’entendait dès l’instant qu’il s’acquittait convenablement de l’ensemble de sa tâche.

Quoi qu’il en fût, le dos ensanglanté du marin rappellerait amèrement à Bolitho qu’il lui faudrait à l’avenir surveiller Sawle en permanence. C’était l’un de ses officiers, il lui fallait donc confirmer son autorité. Toujours est-il que, si Meheux, le second lieutenant, homme sympathique et chaleureux, ou encore Weigall, troisième lieutenant, avaient été à la place de Sawle, l’incident n’aurait pas dégénéré. Meheux était populaire à bord, peut-être à cause de son robuste humour du Nord. Il avait la réputation méritée de prendre un ris ou de faire une épissure aussi bien qu’un matelot et l’affaire ne serait pas allée plus loin qu’une franche explication d’homme à homme. Weigall, qui avait la stature, mais hélas aussi la cervelle, d’un lutteur de foire, aurait envoyé au coupable un coup de poing dont il se serait souvenu, avant de tourner la page. Weigall était plutôt aimé des hommes de sa bordée, mais ils l’évitaient pour la plupart. Il était responsable de la batterie milieu et le malheureux avait perdu l’ouïe au cours d’un engagement contre un briseur de blocus. Il lui arrivait de s’imaginer que ses hommes parlaient de lui derrière son dos et, du coup, il leur infligeait sur-le-champ un supplément d’exercice.

Bolitho se carra dans son siège et contempla le sillage de l’Euryale, que le vent faisait bouillonner. Ils gardaient la direction du nordet.

Il se versa encore un peu de café en faisant la grimace. Il allait être bientôt l’heure de virer et d’envoyer davantage de toile pour retrouver l’escadre, ce qui ne devait pas soulever de grosses difficultés. Cet après-midi puis cette soirée de liberté relative lui avaient donné le temps de réfléchir et de reconsidérer les choses, d’observer ses proches, dont il était malgré tout séparé par le grade et la situation. Broughton l’avait laissé totalement seul et Calvert lui avait donné à entendre que l’amiral avait consacré le plus clair de son temps à étudier les cartes et à relire ses ordres secrets, comme s’il voulait vérifier s’il n’avait pas omis quelque chose.

Quelqu’un frappa à la porte et le fusilier de faction aboya :

— L’aspirant de quart, monsieur !

C’était Drury, qui avait écopé d’un quart de rab après l’histoire du fanal.

— Mr. Bickford vous présente ses respects, monsieur, et il faudrait que vous veniez sur le pont, je vous prie.

— Et pourquoi cela, monsieur Drury ? J’ai peur que vous n’ayez oublié l’essentiel…

Drury avait l’air horriblement confus.

— Une voile, monsieur, dans le noroît.

Bolitho sauta sur ses pieds.

— Merci.

Et il se précipita vers la porte en ajoutant :

— Je demanderai à Trute de vous faire visiter ma chambre, monsieur Drury, mais pour l’instant, nous avons du pain sur la planche.

Drury rougit violemment et se précipita derrière lui, si bien qu’ils arrivèrent ensemble sur le pont.

Bickford, quatrième lieutenant, était un homme qui prenait son métier très au sérieux, mais manquait totalement d’humour.

— La vigie vient de signaler une voile, monsieur, dans le noroît.

Bolitho gagna le bord au vent pour scruter l’horizon. La ligne bien marquée et brillante comme du métal faisait songer au fil d’un sabre. Le vent n’avait pas varié, c’était toujours ça de pris, il pouvait tout aussi bien tourner à l’ouragan avant l’aube. Il leur faudrait alors un certain temps pour retrouver l’escadre et pour prendre contact avec Draffen à bord de la Sans-Repos.

Bickford prit son silence pour de l’indécision.

— Je crois que c’est la Coquette, monsieur – il élevait le ton pour impressionner Drury et l’autre aspirant. Je pense que c’est l’hypothèse la plus probable.

Bolitho leva les yeux, examina un instant les huniers gonflés à bloc, la flamme raidie comme un gigantesque fouet. Cette montée atroce, le terrible tremblement des haubans.

— Je vois, monsieur Bickford, merci.

Le lieutenant acquiesça, confirmé dans son opinion.

— C’est pourquoi il arrive seul et sans se méfier de rien, monsieur.

Keverne qui arrivait par l’échelle de dunette se précipita vers lui. Bolitho observait toujours les vergues.

— Monsieur Keverne, montez donc voir là-haut avec une lunette, aussi vite que vous pourrez. Nous avons un bâtiment sous le vent, il est peut-être tout seul – un coup d’œil à Bickford : Ou peut-être pas.

Et, à voir soudain se raidir Bickford et les autres, il devina que Broughton était monté sur le pont.

— Ah, Bolitho, pourquoi ce remue-ménage et toute cette excitation ?

— Une voile, amiral.

Et il lui indiqua l’horizon au-dessus des filets.

— Hmmm.

Broughton se tourna pour regarder. Keverne avait déjà entrepris son escalade.

— Qui est-ce ?

— Je crois qu’il s’agit de la Coquette, amiral, fit vivement Bickford.

Broughton ne cilla même pas en répliquant à Bolitho :

— Voudriez-vous rappeler à cet officier que si, par un malheureux hasard, je n’avais besoin de rien, je ne manquerais pas de faire appel à lui ?

Bolitho lui répondit en souriant, alors que Broughton se mêlait aux officiers rassemblés près de la lisse :

— Je lui en ferai part, amiral.

Il n’arrivait pas à comprendre comment tous faisaient pour rester aussi calmes. En dépit de l’intérêt moyen que manifestait Broughton, son cerveau bourdonnait de questions et de calculs. Il serait intéressant de voir si, cette fois-ci, il allait demander l’avis de son capitaine de pavillon.

Keverne redescendit sur le pont en se laissant glisser le long d’un pataras et se précipita vers eux, visiblement tout excité.

— Un bâtiment marchand, monsieur, mais bien armé, je dirais une cinquantaine de pièces. Il est vent arrière mais ne porte pas de cacatois.

Il s’aperçut enfin que Broughton le regardait et ajouta :

— Un espagnol, amiral, y a pas de doute.

Broughton se mordait les lèvres :

— La peste soit de ce gaillard.

— Même sans cacatois, nous pourrions avoir du mal à le rattraper, amiral – Bolitho réfléchissait tout haut. Mais si nous parvenons à le prendre, il pourrait nous fournir des renseignements.

Il se tut pour voir la réaction de Broughton.

— Des renseignements qui vous reviendraient et que vous pourriez partager comme vous le jugeriez convenable.

Il avait bien jugé : Broughton fit demi-tour, les yeux brillants.

— Par Dieu, je vois déjà la tête de Sir Hugo quand il reviendra les mains vides et nous demandera si nous avons des nouvelles – il poussa un soupir. Mais cela servirait à quoi ? Le temps que vous fassiez changer de route à ce pachyderme, l’espagnol aura pris la fuite pour rentrer chez lui. Je ne peux pas me permettre de me lancer dans une poursuite trop longue et qui m’entraînerait trop loin de l’escadre.

— Je crois que nous avons oublié un détail important, amiral, reprit Bolitho – il frappa du poing dans la paume. D’une certaine manière, Mr. Bickford n’a peut-être pas tort.

Il regardait les autres en souriant. Bickford s’était reculé, de peur sans doute de subir une nouvelle réprimande.

— Cet espagnol, poursuivit Bolitho, cet espagnol doit croire que l’Euryale est français !

Il fixait Broughton, dont l’expression passait du doute et du dépit à un timide espoir.

— Et pourquoi pas, amiral ? Après tout ce temps, ils ne s’attendent probablement pas à voir un bâtiment anglais isolé en Méditerranée. En outre, ils n’ont certainement pas eu le temps d’être avertis de notre départ du Rocher.

Broughton s’approcha des filets et grimpa légèrement sur une bitte. Il fixait l’horizon, comme pour contraindre le navire à se montrer.

— Le bâtiment est toujours vent arrière, monsieur ! cria la vigie.

Broughton revint sur la dunette en se frottant le menton.

— Il nous a certainement vus ! Les Espagnols eux-mêmes ne sont pas aveugles à ce point !

— Mais le temps de réduire la toile ou de virer de bord, répondit Bolitho, il saura qui nous sommes.

— Allez donc au diable, Bolitho ! Vous me faites espérer quelque chose et puis vous jouez les rabat-joie !

— Je le vois, monsieur ! Deux quarts sur l’avant du travers !

C’était Drury, accroché à un hauban, la lunette rivée à l’œil.

Bolitho se saisit d’un instrument dans le râtelier et essaya de le stabiliser en dépit des mouvements du bâtiment. Puis il le vit, silhouette claire sur l’horizon qui courait toutes voiles dehors. Son patron profitait de la bonne brise.

— Il arrive vite, amiral.

Monter lui-même dans les hauts ? Il abandonna l’idée et demanda à Keverne :

— Vous disiez : cinquante canons, monsieur Keverne ?

— Oui, monsieur, j’en ai déjà vu de semblables. Ils sont bien armés pour se défendre contre les pirates et ce genre de choses. Nous finirions par le rattraper, mais je doute que nous soyons aussi manœuvrants.

— Tout ceci ne nous mène à rien, fit sèchement Broughton.

— Nous devrions l’attirer à courte distance, amiral.

Bolitho se dirigea d’un pas vif vers la barre, revint.

— Mais il nous faut garder l’avantage. Sans le vent pour nous, nous allons rapidement nous retrouver sur son arrière.

— Et si on montrait le pavillon des Grenouilles, monsieur ? suggéra Partridge.

L’amiral frappa dans ses mains, excédé :

— C’est beaucoup trop simple !

Et voyant le capitaine Giffard et son adjoint appuyés à la lisse de poupe, occupés à pointer des lunettes sur le nouvel arrivant, il ajouta :

— Faites dégager ces officiers hors de ma vue ! Des tuniques rouges sur un vaisseau français, mais à quoi pensez-vous, Giffard ?

Les deux fusiliers disparurent comme par magie.

— Un homme à la mer, amiral, fit lentement Bolitho.

— Eh bien, quoi ? – Broughton le regardait comme s’il avait prononcé une insanité. Quoi, un homme à la mer ?

— La seule circonstance dans laquelle un bâtiment vire de bord sans prévenir.

Broughton ouvrit la bouche, la referma. Il n’arrivait plus à dominer l’incertitude et les doutes qui l’envahissaient.

— Il nous faudrait un bon nageur, insista doucement Bolitho. L’armement du doris, nous pourrions le récupérer plus tard – il hocha la tête. Ça vaudrait la peine d’être tenté, amiral.

Broughton réfléchissait en silence.

— Cela pourrait marcher. Donnez-nous le temps de… – il frappa du pied. Mais oui, par Dieu ! Nous allons essayer !

Bolitho respira un grand coup.

— Monsieur Keverne, rentrez la grand-voile de misaine, nous resterons sous focs et huniers. La chose est assez classique à cette allure et ne devrait guère susciter de surprise.

Keverne courut exécuter l’ordre, il se retourna vers Partridge :

— Quand nous aurons rentré la misaine, nous allons perdre un peu d’erre. Je n’ai pas envie de passer trop sur son avant.

Partridge hocha du chef en souriant, son triple menton dodelinant contre sa cravate. Il avait été vexé de la réaction de Broughton à sa première suggestion, mais semblait avoir retrouvé sa bonne humeur.

La grand-voile de misaine faseyait déjà et prenait le vent à contre, des marins s’activaient aux écoutes et aux drisses, pressés par Keverne qui leur donnait ses ordres au porte-voix.

Quand le second vint rendre compte que la voile était rentrée et rabantée, Bolitho lui ordonna :

— Envoyez en haut un officier marinier expérimenté pour observer l’espagnol et rendre compte du moindre indice d’alerte. Vous pourrez ensuite renvoyer les hommes en bas. Nous ne pourrons pas rappeler aux postes de combat sur le pont principal, il faut donc agir vite et bien. Je ne veux pas que les hommes risquent d’être blessés par des éclats de bois ou des espars sans raison valable.

Comme Keverne s’en allait, Broughton demanda sèchement :

— Cela va durer combien de temps ?

— Une heure au plus, amiral. Je vais remonter d’un rhumb, cela nous aidera.

— Il fera trop sombre pour voir quoi que ce soit d’ici trois heures – Broughton hocha tristement la tête. Il vaudrait mieux en avoir terminé.

L’amiral s’apprêtait à regagner l’arrière, mais il s’arrêta pour ajouter d’une voix douce :

— Si vous mettez mon vaisseau amiral hors d’état, Bolitho, je ne vous laisserai aucun espoir.

Bolitho se tourna vers le pilote :

— Revenez d’un rhumb dans le vent.

Puis il s’obligea à reprendre sa marche du bord au vent, les mains croisées dans le dos. Si l’Euryale était mis hors de combat, il n’y aurait à vrai dire aucun espoir pour eux tous.

 

Bolitho pointa sa lunette sur l’autre bâtiment. Depuis qu’il avait émergé au-dessus de l’horizon et que l’Euryale avait rappelé aux postes de combat, il avait espéré quelque signe d’alerte ou de reconnaissance, mais le bâtiment maintenait toujours sa route et se trouvait à présent à moins de deux milles. Si l’Euryale continuait ainsi, l’espagnol allait lui passer environ un mille sur l’arrière.

Il était exactement tel que Keverne l’avait décrit. Un deux-ponts, portant toute la toile nécessaire, qui taillait bien sa route. Les embruns pleuvaient au-dessus de sa figure de proue rouge et bleu et montaient jusqu’à la grand-voile de misaine bien gonflée. Il discernait tout juste un artimon à l’ancienne mode, une voile triangulaire, au-dessus d’un tableau arrière sculpté. Des éclairs de lumière brillaient parfois, sans aucun doute des officiers qui les observaient à la lunette et se demandaient quelles étaient ses intentions.

— Il se rapproche, monsieur, fit Keverne, l’air sinistre.

Bolitho s’approcha de la lisse de dunette et vit un grand gaillard debout au milieu d’un groupe de marins qui bavardaient.

— Paré, Williams ?

L’homme lui fit un clin d’œil, et répondit avec un grand sourire :

— Oui, monsieur.

Bolitho lui adressa un signe de tête. L’homme s’était visiblement fait traiter au rhum par des âmes bien intentionnées. Pourvu qu’ils n’eussent pas abusé, sans quoi la ruse tournait rapidement à l’immersion funéraire.

— Passez le mot aux entreponts, monsieur Keverne – il retourna au vent et observa un instant l’autre bâtiment. Faites charger tribord à double charge et assurez-vous qu’ils ne mettent pas en batterie sans ordre. La vue d’une seule gueule en train de flairer le vent suffirait à faire s’enfuir nos amis.

Comme Keverne appelait un aspirant, Bolitho fit signe à l’enseigne de vaisseau Meheux qui commandait sur le pont supérieur. Il était occupé à inspecter ses pièces et son gros visage tout rond était renfrogné, ce qui était inhabituel.

— N’ayez crainte, monsieur Meheux, vos équipes auront suffisamment de travail d’ici peu. Mais si on les voit en train de charger et de larguer les palans, notre ruse fera long feu.

Meheux salua et reprit son air dépité.

Allday, qui arrivait en courant, traversa la dunette et tendit son sabre à Bolitho, lequel leva les bras pour le laisser boucler son ceinturon.

— J’ai expliqué au patron du canot ce que vous attendiez de lui, commandant – il sourit. Et ce qui l’attend s’il rate son affaire !

Bolitho fronça le sourcil : l’espagnol allait passer plus loin sur l’arrière qu’il n’avait estimé. C’était maintenant ou jamais.

— Parfait, Williams, allez-y !

Le gros marin grimpa sur le passavant bâbord, l’air extrêmement déterminé, et se pencha par-dessus la lisse.

— Mon Dieu, murmura froidement Keverne, il donne là le meilleur de ses capacités !

— Ça y est, il est parti !

Partridge se hâta de retourner à son poste près de la roue au moment même où Williams, d’une violente traction, disparaissait derrière la lisse.

Bolitho courut aux filets comme on criait : « Un homme à la mer ! » Cette alarme sortit les hommes du canot de leur nonchalance. Il respira mieux en voyant la tête du matelot réapparaître à la surface tout près du bord.

— Hunier d’artimon à contre, monsieur Keverne ! hurla-t-il. Mettez le canot à la mer !

Il avait craint que, poussé par son enthousiasme, Williams n’eût mal calculé le moment de sa chute. Le retour de muraille du gros trois-ponts lui aurait facilement cassé le bras ou la tête s’il n’y avait pris garde.

Il détourna le regard de la confusion apparente qui régnait. L’armement du canot se précipita dans l’embarcation encore saisie sous son portemanteau, tandis que là-haut le hunier d’artimon, avec un grand vacarme, claquait contre le mât et sa vergue, agissant comme un frein sur une voiture désemparée, le temps qu’il fallait pour que l’espagnol s’en rendît compte. Lequel espagnol n’était plus qu’à deux encablures du point où il allait franchir le sillage de l’Euryale. Il voyait des silhouettes courir le long du gaillard d’avant, comme pour mieux jouir du dramatique spectacle.

Bolitho leva le bras :

— Attention ! paré à virer !

La vergue d’artimon reprenait déjà sa position initiale en grinçant, tandis que les matelots jusqu’ici dissimulés sous les passavants couraient à leurs postes, encouragés par les cris des équipes de pièces.

— Paré, monsieur ! répondit Partridge.

— La barre dessous !

Bolitho pointa sa lunette sur l’espagnol : apparemment aucun signe d’alarme.

— La barre dessous, monsieur !

A l’avant, les écoutes avaient déjà été choquées en grand et la coque commença à pivoter doucement en remontant lentement, très lentement, dans le lit du vent. Keverne houspillait les hommes aux manœuvres pour les contraindre à déhaler encore plus alors qu’ils peinaient, basculés en arrière, jurant, haletant, les yeux levés vers les vergues.

Les voiles battaient à grand fracas et, tandis que son bâtiment continuait à virer, Bolitho constata, sur l’autre, une soudaine activité à l’arrière. Un officier faisait de grands gestes, montrait du doigt ses hommes toujours groupés autour des bossoirs.

— A larguer écoutes et amures !

Bolitho dut s’abriter les yeux pour voir ce qui se passait en haut, dans le fatras de voiles et de haubans où les gabiers se ruaient vers les vergues de cacatois afin d’être prêts pour la seconde partie de l’attaque. Il lui fallut retenir son souffle encore un instant. Le vent était encore bien établi et pourrait au pire abattre les mâts de hune ou laisser le lourd vaisseau travers au vent et sans erre.

Mais la flamme flottait toujours, le navire répondait et passait le lit du vent comme un mammouth bien dressé.

— A border ! ordonna Keverne, qui n’avait pas quitté des yeux les équipes de pont. Souquez-moi là-dessus !

Lentement mais sûrement, les grandes vergues commencèrent à obéir aux bras jusqu’à ce que, dans un roulement de tonnerre, les voiles finissent par se gonfler, emplies de vent, tandis que le pont basculait à la gîte sous la nouvelle amure.

Bolitho avait les yeux rivés sur l’espagnol, qui reculait à travers le fouillis du gréement de misaine jusqu’à se retrouver paré par le travers tribord et non plus en sécurité sur bâbord.

Il n’y avait aucune trace du canot ni du nageur, et il trouva le temps d’espérer que quelqu’un veillait sur eux.

— Transmettez, monsieur Keverne : batterie basse en batterie !

Tandis que les mantelets se levaient, il entendit le grondement familier et les gémissements des affûts. Il imaginait aisément les hommes pestant et jurant en bas alors qu’ils devaient manipuler les énormes charges sur le pont incliné, vers la lumière.

— Montrez nos couleurs, monsieur Tothill !

La voix de Broughton le fit se retourner :

— Voilà un bien beau virement de bord, Bolitho, j’ai cru que vous alliez tout casser.

Il était monté sur le pont, vêtu de sa vareuse à galons d’or et portant son magnifique sabre, comme pour une inspection.

Il y eut une grande explosion, un nuage de fumée s’échappa à l’arrière de l’espagnol. Il avait dû conserver une pièce chargée et parée, songea Bolitho, qui ne vit cependant pas où le boulet était tombé.

— A envoyer les cacatois, monsieur Keverne, je crois que ce gaillard a l’intention de nous tirer sa révérence !

Les deux bâtiments étaient en route parallèle, l’Euryale à deux encablures sur l’arrière.

Un autre bruit de départ, quelqu’un poussa un hurlement, le boulet passa à travers le hunier de misaine avant de tomber à la mer loin au vent.

L’espagnol avait un arrière à l’arrondi prononcé et Bolitho devina qu’il devait y avoir là quelques pièces dissimulées afin de le protéger d’un éventuel poursuivant.

— Il n’y a pas de raison de ne pas en finir au plus vite, déclara Broughton.

Bolitho hocha du chef : à chaque minute qui passait, un boulet pouvait abattre un espar vital.

— Batterie milieu, monsieur Keverne, feu pièce par pièce !

Et à Partridge :

— Venez un rhumb dans le vent !

Tandis que l’Euryale s’écartait légèrement de sa victime, le pont milieu se transforma en un nuage de fumée brune. De l’avant à l’arrière, pièce après pièce, les canons firent feu toutes les deux secondes. Les mastodontes de trente-deux livres reculaient au moment où l’effroyable flamme orangée sortait de leur gueule.

Bolitho vit des gerbes d’eau jaillir tout près du château de l’espagnol ou au-delà, les éclats de bois voler du bordé sous l’impact.

Il entendait les canonniers pousser des cris de joie en bas, les affûts grincer comme on les remontait sur le pont incliné jusqu’à leurs sabords.

Keverne le regardait, les yeux brillants de tension.

— Ils ne se rendent pas, monsieur.

Bolitho se mordit la lèvre. Le pavillon orange et rouge d’Espagne flottait toujours au-dessus de la poupe ; un nouveau coup partit, même, et le boulet passa tout près de leurs têtes en gémissant comme lin damné.

Il avait espéré que l’espagnol abandonnerait à la seule vue de leur pavillon. Ils étaient à une encablure de distance. Avec son cacatois qui tirait bien, l’Euryale augmentait continûment l’écart.

Quelque chose attira son regard : le canot, silhouette noire sur la surface scintillante, dont l’armement, et sans doute Williams également, assistait au combat en poussant des acclamations.

Les pièces de dunette de l’espagnol crachèrent une nouvelle fois leurs flammes orangées. Trois pièces cette fois-ci, peut-être quatre. Avant que la fumée eût pu se dissiper, Bolitho sentit le pont sursauter. Un boulet avait frappé la coque de l’Euryale comme un marteau.

— Venez encore d’un rhumb, monsieur Partridge.

Mais que faisait donc cet imbécile d’espagnol ? C’était folie pure que de poursuivre ce combat. S’il continuait vent arrière, l’Euryale le rattraperait. S’il s’éloignait, le trois-ponts pouvait ravager son arrière et le démâter en quelques instants.

De nouveaux éclairs ; cette fois, un boulet vint se ficher dans le passavant tribord et deux marins s’écroulèrent en hurlant, en donnant de grandes ruades, fauchés par des éclis.

— Batteries basses, monsieur Keverne, ordonna Bolitho.

Et il attendit, les yeux rivés sur ce pavillon qui le défiait. Il espérait encore. Il finit par crier :

— Toute la bordée !

Les deux ponts inférieurs avaient eu tout leur temps, les chefs de pièce avaient pu préparer leurs équipes, les officiers faisaient les cent pas, courbés en deux sous les énormes barrots pour mieux observer par les sabords grand ouverts. Avec une espèce de dignité lasse, l’Euryale se dégagea légèrement de son adversaire en lui montrant une double rangée de gueules noires. Une seconde plus tard, les officiers donnaient un coup de sifflet, les chefs de pièce tiraient sur les cordons tire-feu, les pièces crachèrent d’un seul mouvement et tout le bâtiment en trembla comme s’il venait de heurter un récif.

De la dunette, Bolitho observa la fumée qui montait en tourbillons vers l’espagnol. Plus haut, l’artimon s’inclina vers l’avant avant de plonger en travers de la poupe, dans un craquement audible malgré l’écho de la bordée qui se répercutait sur la mer comme un tonnerre.

La fumée dérivait toujours vers l’autre bâtiment. Il vit des trous béants dans ses œuvres vives et le long de la dunette, un fatras de gréement qui tramait le long de la muraille. L’espagnol tombait sous le vent comme un ivrogne, exposant à nu son énorme tableau comme pour l’offrir à la dévastation finale.

Mais quelqu’un cria :

— Il se rend !

Et les cris d’enthousiasme furent repris en chœur par les canonniers des batteries inférieures qui écouvillonnaient avant de recharger pour la prochaine bordée.

— Voilà un brave capitaine, fit Bolitho.

— Mais un capitaine stupide.

Broughton examinait l’espagnol qui continuait à dériver au milieu de la fumée, désormais pitoyable, lui qui avait donné ce spectacle de vitalité.

— Nous allons réduire la toile immédiatement, monsieur Keverne, et le garder sous notre vent – il attendit que Keverne eût relayé ses ordres pour ajouter : A présent, nous allons peut-être découvrir ce qui l’a poussé à se défendre si désespérément.

 

Capitaine de pavillon
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